Publié le 11/12/2024
Article co-rédigé par Julián Velasquez & Pascale Vincent
Cet entretien est une version longue de celui publié dans le n°102 du Resa’Mag en décembre 2024.
Visuel : ThePixelman de Pixabay
Dans un contexte géopolitique marqué par une montée des conflits et des tensions, les acteurs de la solidarité internationale se demandent comment continuer à coopérer efficacement ? Comment adapter leurs actions ? Comment évaluer au mieux leur impact sur le terrain ?
Pascale Vincent, anthropo-juriste et chercheuse au CIEDEL, travaille depuis des années sur les questions de développement local, des droits humains et de gestion de conflits. Elle a accompagné les acteurs du consortium IRAM-AVSF-CIEDEL-GRET autour du Projet 3 FRONTIÈRES – SAHEL, sur l'intégration de l'approche sensible conflit (ASC) dans l'accompagnement des acteurs locaux partenaires des projets sur les territoires de coopération.
Qu’est-ce que le conflit selon Pascale Vincent ?
Pour moi, un conflit, c'est avant tout une rupture dans les relations humaines, un lien qui se brise, dans la communication, la coopération ou les échanges. Cette rupture crée une impossibilité, à un moment donné, de continuer à vivre ou à agir ensemble. Le conflit, ce n'est pas un état figé, c'est un processus qui se développe au fil du temps avec une montée en puissance des tensions dans une relation.
Pascale Vincent | CIEDEL
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Ce qui est essentiel à comprendre, c'est que derrière chaque conflit, il y a une opposition entre des acteurs – qu'ils soient des individus, des groupes, des communautés ou des institutions – qui se disputent l'accès à quelque chose, remettent en question une situation de monopole, ou se battent pour faire valoir un droit. Ce droit peut être relatif au pouvoir, aux ressources et à leur gestion, ou encore relatif à quelque chose que nous au CIEDEL on traduit comme du savoir et de l’être, c'est-à-dire, les savoirs et le droit d'être soi-même, de préserver son identité et ses valeurs culturelles. Un droit qui peut être perçu comme violé ou non reconnu. Ces situations sont ressenties comme insupportables à un moment donné pour les acteurs concernés, que ces situations soient réelles ou non, déclenchant ainsi une rupture violente des relations.
Plus le conflit s'enkyste dans le temps, plus les objets de conflits vont se multiplier. Autre élément important aussi, c'est qu'à un moment donné dans le processus d'évolution de la relation conflectuelle, les acteurs en conflit vont chercher des alliés, ils vont chercher à former un camp chacun de leur côté, et du coup, les personnes qui vont les soutenir vont-elles mêmes, volontairement ou pas, créer de nouveaux conflits, et ça peut devenir très complexe pour identifier le cœur du problème.
Comprendre cette dimension de processus et de droits revendiqués est donc crucial pour saisir la véritable nature des conflits, et pouvoir dialoguer sur le sujet, et trouver une solution.
Comment les acteurs de la solidarité internationale doivent-ils aborder cette notion de conflit ?
Quand on est un acteur extérieur à un contexte c'est très important d'avoir en tête deux choses : la première, c'est qu'on va s'immiscer dans un jeu des relations qui pré-existent sur un territoire là où on va intervenir ; du coup, c'est très important de comprendre quelles sont les relations entre les acteurs de ce territoire par rapport à ce sur quoi on intervient, c'est-à-dire savoir qui décide, sur quoi, quelles sont les ressources, comment elles sont gérées, etc. Car la question du conflit peut concerner la question politique, l'utilisation et la gestion des ressources, et la question de l'être. Car l'être c'est aussi la manière dont on construit les choses, la vision, la conception qu'on a de quelque chose et le rapport qu'on a avec cette chose, les valeurs qu'on y attribue,. Tout ça sont des éléments importants parce qu’une action de développement et de solidarité va venir là-dessus ; du coup, il faut comprendre comment ça se positionne dans cet environnement, parce que sinon on risque, soit d’aggraver des conflits qui peuvent exister déjà, soit en créer parce que l'on va perturber un jeu d'acteurs qui pré-existe.
La deuxième chose pour moi qui est importante, c’est de comprendre s'il y'a déjà des conflits sur cet espace. Donc, faire un diagnostic de situation de manière à bien cerner les tensions éventuelles autour de ce sur quoi on veut intervenir. Quelles sont ces tensions sur le territoire ? Ça porte sur quoi précisément ? Qu'est-ce qui est en jeu derrière tout ça ? Ceci de manière à savoir se positionner et ne faut pas faire le jeu des uns contre les autres.
Toute intervention externe est susceptible d’aggraver des situations ou de créer des conflits. C’est pratiquement inévitable si l'on ne fait pas attention, si l'on ne comprend pas le milieu dans lequel on va travailler. Intégrer ça dans son approche, c’est aussi repérer tous les acteurs avec lesquels on va devoir travailler pour être dans une logique de neutralité. Et donc pouvoir veiller à associer tous les acteurs d'une manière ou d'une autre, même ceux qui s’opposent. C’est une logique assez essentielle car ce qu’on va faire doit être accepté et approprié par les acteurs locaux. Approprié ça veut dire que ça correspond vraiment, d’une part à ce que les gens veulent et d'autre part à un momentoù il est possible de faire ça. Parce que s'il y a des conflits et qu'ils ne sont pas en cours de gestion, ou déjà gérés, l'action de développement ne va pas marcher, ce n'est pas le bon moment.
Qu'est-ce que la méthode Approche Sensibles Conflit (ASC) ?
L’approche sensible au conflit est une méthode qui a vu le jour dans le monde de l’humanitaire. Elle a été développée pour réfléchir et analyser l’impact d’une intervention d’urgence sur un milieu donné. L’idée est de se poser une question fondamentale : est-ce que mon intervention va créer ou accentuer des situations de conflit ? Aujourd’hui, cette pratique commence à se faire une place dans le domaine de la coopération et de l’aide au développement, mais elle reste encore marginale. Elle est souvent le fruit d’initiatives individuelles au sein des structures.
Dans le développement, cette approche prend une dimension plus large. Il ne s’agit pas seulement de répondre à une crise immédiate, mais de penser l’accompagnement de manière à ce que les décisions prises n’engendrent pas de conflits. C’est une démarche qui implique une gouvernance plus inclusive, où toutes les parties concernées par une décision doivent être impliquées. Cela demande de prendre en compte les réalités politiques, institutionnelles et sociales du territoire, et rend l’accompagnement plus complexe. Au final, l’approche sensible au conflit vise à soutenir l’organisation institutionnelle d’un territoire de manière à prévenir les tensions et à promouvoir une gouvernance plus harmonieuse.
Pour moi, il est essentiel que les acteurs de la coopération et de la solidarité internationale s’approprient l’approche sensible au conflit. Mais le problème, c’est que dans le monde du développement, comme dans l’urgence, on est souvent pris par ce que j’appelle l’approche projet. On a un contrat avec un bailleur de fonds, qui nous finance pour mettre en œuvre un projet – qu’il a souhaité ou que nous avons proposé. Mais ce financement vient avec des conditions : rendre des comptes régulièrement, atteindre des objectifs annuels, respecter un calendrier strict, etc. Il y a donc peu de flexibilité, ce qui rend très difficile la compatibilité entre l’approche sensible au conflit et l’approche projet. La question du temps, de la communication, et de la concertation nécessaire à la prise en compte d'un processus conflictuel et à la recherche de solution devient alors un vrai défi, car on ne peut pas « maîtriser » ce processus ; il doit être adapté aux acteurs concernés et à leurs dynamiques et stratégies propres.
Ce que j’ai constaté sur le terrain, c’est que dans les contexte de crise, le conflit est devenu une sorte de business. Beaucoup d’acteurs se spécialisent dans la gestion des conflits avec des méthodes très standardisées, alors qu'on ne peut pas avoir une méthode unique pour la gestion des conflits ou la médiation, c’est impossible, c’est antinomique avec la diversité des situations locales. Par ailleurs, faciliter le dialogue est important bien sûr, mais une fois que ce dialogue a été organisé et que ce projet s’arrête, que se passe-t-il ? Si les solutions éventuellement trouvées par les parties ne sont pas mises en œuvre, le problème reste entier. Il est crucial d’accompagner un processus jusqu’à son terme. Mais est-ce qu’il y a vraiment un terme ? Les solutions envisagées doivent être testées et mises en œuvre, surtout quand il s’agit de conflits en lien avec des problèmes sur des territoires, que ce soit des problèmes sociaux, économiques, politiques, ou autre, car ces conflits ne se résolvent que par la négociation, en trouvant de nouvelles façons de se reconnaître, de décider, de travailler, de cohabiter et de vivre ensemble.
Comment avez-vous réussi à mettre en place cette approche dans le projet 3 Frontières ?
Ce sont les partenaires locaux qui s'y sont intéressé et qui y ont vu un intérêt. Par exemple, des organisations nationales de producteurs et d'éleveurs maliennes, burkinabés, et nigériennes, se sont approprié l'approche pour l'intégrer dans le rapport avec leurs membres. Elles-mêmes construisent leur propre stratégie en intégrant cette approche. C'est le même cas pour les collectivités locales ; certaines ont décidé de s'engager dans cette démarche en mobilisant elles-mêmes des moyens, et les collègues qui travaillent sur le terrain les accompagnent techniquement. Mais ce sont les collectivités qui mobilisent les acteurs qui vont participer aux décisions et aux échanges, ce sont elles qui font la communication, qui mettent en œuvre concrètement l'approche etc. Donc, les ONG nationales partenaires du projet sont là pour accompagner les acteurs locaux ; elles ne sont pas là pour faire à leur place, et du coup la mise en place de l'approche ne se fait que si ça intéresse les acteurs locaux.
Quels défis avez-vous rencontrés lors de l'implémentation de cette approche ?
“Les défis, ce sont avant tout ceux des acteurs locaux. Ce sont eux qui vivent et subissent directement la situation sur le terrain, et c’est cette réalité dramatique qu’il faut prendre en compte. On ne le dit pas assez, mais la situation est grave : des millions de personnes sont déplacées, les attaques sont permanentes, et les conditions de vie sont terribles. Cela a des répercussions énormes sur la gestion des territoires. Par exemple, il y a des zones où les élus ne peuvent plus aller, où les organisations paysannes ne peuvent plus fonctionner comme avant.
Le vrai défi, c’est de voir comment ces acteurs parviennent, malgré tout, à s’adapter, à continuer de travailler, à garder espoir et à se battre pour l’avenir. Ils doivent inventer de nouvelles façons de faire, comme utiliser les réseaux sociaux pour suivre et coordonner les décisions dans les zones où personne ne peut plus se rendre. Ce sont eux qui ont eu l’idée de structurer ces pratiques innovantes, avec l’aide de certains élus et paysans qui sont restés sur place, déterminés à continuer leur travail malgré tout.
Pour ceux qui les accompagnent, le défi est de savoir comment les soutenir dans cette démarche. Comment les aider à concrétiser les idées qu’ils développent, à gérer leurs territoires malgré les conflits, et à mettre en place ces nouvelles pratiques qu’ils inventent. L’innovation sociale est au cœur de ce travail, et notre rôle est d’accompagner cette résilience incroyable, de faire en sorte que ces initiatives puissent voir le jour, même dans les circonstances les plus difficiles.”
S'agissait-t-il d'un accompagnement purement technique ?
L'accompagnement, ce n’est pas seulement technique, c’est un mélange des deux. Bien sûr, il y a un aspect technique, comme le processus de décision. Par exemple, comment on prépare une décision, comment on va chercher les informations nécessaires pour pouvoir débattre des avantages et des inconvénients d’une option. Ce sont des éléments techniques où un technicien sait qu’il faut une base solide pour objectiver les débats et les discussions. Il faut veiller à de nombreux détails pour que ces décisions soient bien informées, et ça, c’est clairement technique.
Mais ce n’est pas que technique. Il y a aussi tout un aspect relationnel et humain. Il s’agit de trouver les moyens, de se mettre au service des personnes, et si on ne sait pas comment faire, de pouvoir les orienter, les mettre en lien avec les bonnes ressources. C’est aussi ne pas lâcher les gens, être disponible, être à l’écoute. C’est un travail très prenant, car pour les techniciens et les partenaires nationaux qui travaillent dans ces pays, c’est leur propre pays. Ce sont leurs réalités quotidiennes, et l’accompagnement va bien au-delà du simple aspect technique. C’est un engagement humain, une solidarité qui se construit dans l’écoute et le soutien constant.
Comment concevez-vous l’accompagnement aux structures face à la logique, voire l’influence, des acteurs dits du “Nord” et du “Sud” ?
Pour moi, il est essentiel de rappeler que nous n’avons pas la légitimité de prendre des décisions à la place des personnes directement concernées par les problèmes qu’elles vivent. La véritable logique, c’est celle du partenariat, de la coopération. Mais qu’est-ce que cela signifie coopérer ? C’est avant tout une éthique. Coopérer, c’est se rassembler pour agir, même si nous ne sommes pas toujours d’accord. C’est cela la solidarité internationale : être sensibles à une même cause, partager des valeurs communes, et surtout, se tenir en lien avec les autres.
Il est crucial, lorsque nous accompagnons des structures, de bien comprendre que notre rôle n’est pas de faire à leur place ni d’adopter une posture de donateur. Oui, des moyens sont nécessaires, mais ce qui compte avant tout, c’est la posture. Respecter l’autre, reconnaître que nous ne devons pas nous substituer à lui, c’est fondamental. Personnellement, je sais que je ne supporterais pas que quelqu’un vienne prendre des décisions à ma place dans mon propre contexte. Alors, pourquoi agir ainsi ailleurs ?
La coopération, ce n’est pas quelque chose de spontané, cela s’apprend. C’est une question de posture, et c’est très difficile parce que cela demande une réelle capacité d'auto-critique et d’écoute. Écouter, c’est une compétence précise, c’est accepter que ce que je pense n’est pas forcément ce que l’autre pense. Il faut être capable de comprendre la vision de l’autre pour pouvoir dialoguer véritablement. C’est une compétence qui s’acquiert, et c’est pour cela qu’il est tellement important que les acteurs du Nord se forment à ces questions de conflits et de posture de coopération.
Comment encourager les structures de solidarité internationale à adopter cette approche ?
Pour moi, il est essentiel que les acteurs de la solidarité internationale développent une sensibilité aux conflits. Comprendre les mécanismes de conflit permet de mieux comprendre un environnement, et de mieux dialoguer, coopérer et co-construire ensemble. Les structures doivent connaître cette approche et former leurs partenaires locaux pour qu'ils puissent l'appliquer sur le terrain.
Cet article est adossé à un article détaillé sur le projet 3 Frontières que vous pouvez retrouver dans le Resa’Mag n°102 en pages 26/27 – Pour en savoir plus : https://gret.org/wp-content/uploads/2021/10/Fiche-projet-3F_210505.pdf
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A découvrir aussi : le Projet 3 Frontières
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